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« Je ne voulais pas continuer à reproduire le travail des autres comme on me le demandait à Hollywood, je souhaitais développer ma propre vision et contribuer au futur succès des films coréens » Ryu Seong-Hie, directrice artistique
Introduction
Ma rencontre avec Ryu Seong-Hie a été l’une des plus inspirantes de ma carrière jusque-là. Cette femme, qui semble si timide et humble, est pourtant un pilier du cinéma coréen, en tant qu’influente directrice artistique. En effet, elle a joué un rôle crucial dans les films les plus iconiques de la nouvelle ère : Old Boy et Decision to Leave de Park Chan-Wook, Memories of Murder et Parasite de Bong Joon-Ho, A Bittersweet Life de Kim Jee-Woon, No Blood No Tears de Ryoo Seung-Wan… (Cliquez ici pour notre article sur le récent film de ce dernier Veteran 2) La list e est longue et absolument remarquable (elle inclut maintenant également des dramas comme Little Women).

L’affiche de Old Boy. Show East.
Pourtant, rien n’était plus incertain qu’au début de sa carrière car, à cette époque, le cinéma coréen était loin d’être ce qu’il est aujourd’hui, et le métier de directeur artistique n’était que très peu répandu parmi les femmes. Malgré cela, c’est par passion, détermination et foi en l’industrie de son pays et en son talent qu’elle décide de quitter Hollywood, où elle avait débuté sa carrière, afin de pouvoir réellement trouver sa voie et contribuer de tout son cœur au succès futur du cinéma coréen.

Ryu Seong-Hie. BIFF. Libre de droits
En Amérique, alors que ses amis lui conseillaient de pas quitter la prestigieuse industrie d’Hollywood, la frustration était grande pour Ryu Seong-Hie. La jeune directrice artistique ayant constamment le sentiment qu’on attendant simplement d’elle de « reproduire » le travail des autres.
De retour dans son pays, à partir de ce moment et encore jusqu’à aujourd’hui, son admiration, ses contributions et ses espoirs futurs pour l’industrie du cinéma coréen restent grands, et suscitent beaucoup de respect.

Parasite de Bong Joon-Ho. CJ ENM
Pouvoir discuter avec Ryu Seong-Hie de l’inspiration qu’elle m’a moi-même insufflée était un moment privilégié, comme le fait de pouvoir lui faire part de ma propre passion et détermination à soutenir cette belle industrie de tout mon cœur, et à le refléter dans mon travail. Notre sincère amour commun pour les films et les dramas coréens nous a permis d’avoir cet échange, qui restera l’un des meilleurs et des plus motivants pour moi.
Dans cette interview, réalisée lors du Festival du Film International de Busan (où elle fut la toute première à recevoir le Camellia Award, récompensant les femmes dont le travail a fait s’élever le cinéma coréen) et parmi un petit groupe de journalistes, Bokjoo Nabi vous propose d’en découvrir plus sur le parcours et la philosophie de la directrice artistique Ryu Seong-Hie !

Ryu Seong-Hie avec la traductrice Ji Hye-Seong lors de l’interview. BIFF. Libre de droits
Interview
Bokjoo Nabi : Vous avez travaillé sur des films Américains au début de votre carrière, mais vous vous êtes rapidement demandé si Hollywood était aligné avec vos valeurs, vos envies et les histoires que vous souhaitiez raconter. Vous avez alors commencé à regarder une multitude de films asiatiques qui vous ont inspirés à revenir chez vous en Corée, pour contribuer à son industrie cinématographique. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette révélation et ce qui vous a convaincu de repartir, sachant que le rôle de directeur artistique en Corée en tant que femme n’était pas très reconnu ?
Ryu Seung-Hie : J’ai passé mon diplôme en Amérique et ai effectivement travaillé à Hollywood pendant un an. Je réalisais mon travail avec ardeur, mais la nuit, je songeais toujours à repartir. Je ne travaillais pratiquement que sur des projets mettant en scène des gros bras tirant sur tout le monde. Je me demandais tout le temps « pourquoi suis-je ici ? » J’ai alors regardé des films d’Asie, et j’ai bien réfléchi : « Si j’ai ne serait-ce qu’un peu de talent, alors je trouverai plus de sens à accomplir un travail propre à moi-même, à construire ma vision et à contribuer au développement de l’industrie coréenne et à son potentiel succès futur, plutôt qu’à continuer de refaire les choses comme les occidentaux. » Je ne voulais pas continuer à reproduire le travail des autres comme on me le demandait à Hollywood. Beaucoup d’amis me disaient de ne pas revenir en Corée, parce que son industrie et mon métier en tant que femmes n’étaient pas reconnus. Mais je voulais quand même poursuivre cette « fantaisie » et y croire. Parce que c’est vrai, les films eux-mêmes sont des fantaisies ! [rires]

Ryu Seung-Hie. BIFF. Libre de droits
Comment était-ce de poursuivre une carrière en tant que directrice artistique ici, quand le métier ne concernait à l’époque pratiquement que les hommes ?
Ryu Seung-Hie : Je ressens à quel point cela a changé. Effectivement, la plupart des directeurs artistiques étaient des hommes. De plus, je n’avais aucun contact. Je devais me rendre chez les sociétés productions moi-même. Leur réponse était toujours la même : Ils m’appelleraient s’ils travaillent un jour sur une romance ou un mélodrame. La mentalité était que les femmes ne pouvaient travailler que sur ces genres là.
Il y avait aussi un problème de paye lorsqu’on était une femme. En effet, il est vrai qu’à l’époque, il y avait un grand préjugé sur nous dans l’industrie coréenne. J’ai donc eu beaucoup de mal à y arriver ici. J’ai attendu un an, puis j’ai enfin obtenu de la reconnaissance en étant présentée aux réalisateurs Bong Joon-Ho, Park Chan-Wook et Ryoo Seung-Hwan. J’ai pu commencer ma carrière grâce à la nouvelle génération de cinéastes.
Mais dès le début, même si j’ai douté parfois, je voulais persévérer. Par exemple, le succès des femmes directrices artistiques était souvent considéré comme « une coïncidence. » J’ai donc travaillé dix ans sur des genres complètement différents pour leur prouver qu’ils avaient tort. Après ça, je n’ai travaillé que sur des films noirs pour continuer de leur démontrer cela.

The Handmaiden de Park Chan-Wook. CJ Entertainment
Qu’est-ce qui a changé maintenant quant aux rôles des hommes et des femmes dans ce corps de métier en Corée ?
Ryu Seung-Hie : A présent, dans le département artistique, qui est pourtant étendu, il y a beaucoup de femmes, on constitue une grande partie de l’équipe. Par contre maintenant, lorsqu’un homme postule pour rejoindre le département, on se demande s’il pourra être aussi méticuleux qu’une femme. Le préjugé s’est donc inversé. Ce qui n’est pas une bonne chose non plus. On essaie de dissiper cela autant que possible. Cependant, pour en revenir aux femmes, il est vrai que celles-ci ont généralement un don pour les taches artistiques, et cela est souvent plus rapidement reconnu qu’avant dans le milieu, lorsque l’une d’elle montre un talent particulier. Donc, les choses ont doucement changé pour nous, dans le bon sens. Également, l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce métier est que la retraite arrive généralement tardivement. J’adore mon travail, alors c’est un avantage ! Lorsque vous regardez les cérémonies de prix, les gens ont des cheveux blancs, ce qui me rassure [rires].

A bittersweet life. CJ Entertainment
Mon but est d’atteindre le statu d’excellence dans mon corps de métier. J’ai de grandes attentes, mais j’arriverai bientôt à les atteindre, j’en suis sure. Alors, ce que j’aimerais dire aux femmes de cette branche, c’est de toujours garder votre rêve en tête et de surtout maintenir l’excellence dans votre travail plutôt que de combattre de fronts les injustices et préjudices. Cela représente un processus très fatigant, donc surtout concentrez-vous plutôt sur ce que vous faites et sur la construction de votre propre identité, ainsi qu’à vous créer une porte plutôt qu’à tenter de « casser le mur. »
Pourriez-vous nous citer un film qui vous a particulièrement marqué, et si vous gardez une philosophie précise en tant que directrice artistique ?
Ryu Seung-Hie : Depuis toute petite, j’ai toujours été fan de cinéma et musique. Le film Elephant Man a eu un gros impact sur moi. Il était en noir et blanc, et d’ailleurs, je me demande toujours comment il a pu atterrir sur les télévisions coréennes ! [rires] Quoi qu’il en soit, dans ce film, mon attention était fixée sur le personnage et tous les gens qui ont réalisé ces scènes inoubliables. Les endroits étaient affreux, ils avaient l’air de sentir mauvais aussi, mais l’âme de « Elephant man » brillait. La question « Qu’est-ce que la beauté et quelle est la véritable définition de la laideur ? » s’est alors imposée à moi. Certains personnages du film portaient de beaux habits, et pourtant ils étaient plus laids pour moi que Elephant Man. Depuis, même si je n’ai toujours pas la réponse, j’essaie encore de m’y rapprocher. Quelque part, c’est une forme de philosophie. Je pose souvent la question à mes collaborateurs, et nous découvrons ensemble différents aspects de ce que peuvent représenter ces deux notions, et de leurs nuances qui pourront inspirer les spectateurs.

The Elephant Man par David Lynch. Paramount Pictures
Ryu Seong-Hie : Quand je lis un scénario pour la première fois et la seconde fois, je me met à la place du spectateur. Ensuite, je change de lunettes et le considère d’un point de vue technique. Lorsque c’est fait, je le relis et je vérifie si ma technique correspond à ce que j’ai d’abord ressenti en lisant le script d’un point de vue spectateur. Si la réponse est non, je la retravaille. J’essaie de ne pas avoir de limites, car j’ai besoin de créer de la fantaisie qui pourra toucher le cœur du spectateur. Après ce processus, je me lance dans la préproduction du film, cette partie qui est ma favorite !

Ryu Seong-Hie. BIFF. Libre de droits
Vous avez utilisé le film de genre comme un outil pour pouvoir percer. Ryoo Seung-Wan, Bong Joon-Ho et Park Chan-Wook sont trois géants de la nouvelle ère, mais sont tous différents. Pourriez-vous nous décrire ce que c’est que de travailler avec chacun de ces réalisateurs ?
Ryu Seong-Hie : J’ai été très chanceuse de travailler avec eux. Peut-être même que s’ils n’avaient pas été là, je n’aurais jamais réussi. Tous les trois ont leur propre univers et sont méticuleux. Ils ont également de brillante questions en tête.
Ryoo Seung-Wan m’a offert mon premier projet sur un film de genre. J’attendais ça depuis un an. Le budget n’était pas très élevé, j’ai donc dû utiliser mes propres affaires. Mais le réalisateur avait une telle énergie et un tel amour pour son projet que je voulais absolument retranscrire ça dans le film.

No Blood No Tears de Ryoo Seung-Wan. Cinema Service
Avec Bong Joon-Ho, nous avons pratiquement le même âge, à un an près. Lorsque nous avons discuté de Memories of Murder les premières fois, j’ai cru qu’il avait commencé à préparer ce film dans sa vie antérieure, tellement tout était méticuleusement pensé ! Nous avons tourné dans un endroit très local, que le réalisateur connaissait très bien. J’ai beaucoup appris de Bong Joon-Ho à travailler dans un environnement qui m’était, de mon côté, peu familier.

Memories of Murder de Bong Joon-Ho. CJ Entertainment
Quant à Park Chan-Wook, vous vous souvenez de ma question sur la définition de beauté et laideur ? Eh bien, lui ne cherche pas à y répondre. Son approche, ce sera plutôt de demander aux spectateurs eux-mêmes d’une manière ambiguë.

Decision to Leave de Park Chan-Wook. CJ Entertainment
Avez-vous déjà envisagé l’idée de devenir réalisatrice vous-même ?
Ryu Seong-Hie : J’ai eu cette pensée pendant dix ans, car mon travail est de soutenir le réalisateur et son point de vue. J’ai donc développé ma propre curiosité « Quel serait mon point de vue à moi ? » Mais pour l’instant je laisse cette pensée de côté et me concentre sur mon rôle et mon travail, pour communiquer avec les spectateurs à travers ça. Je veux surtout continuer de montrer au monde que le cinéma coréen est excellent ! [sourire]
Votre filmographie est impressionnante. Vous faites partie intégrante de l’Age d’or du cinéma coréen. Avec un tel succès, quelles sont vos futures ambitions ? Est-il possible d’aller encore plus haut ? Ou bien peut-être souhaiteriez-vous plutôt travailler sur des films indépendants et genres différents ?
Ryu Seong-Hie : J’ai travaillé en pleine période de renaissance du cinéma coréen. Maintenant, je pense que nous devrions nous concentrer sur la science-fiction. Quand j’ai commencé en Corée, j’avais toujours en tête que ce genre de film n’était pas facile, car il fallait créer un nouveau monde, avec une technologie avancée. Même s’il est vrai que l’industrie du cinéma coréen fait face à certaines difficultés en ce moment, j’espère que nous pourrons réaliser ce genre de film bientôt. Seulement les pays puissants peuvent faire de la science-fiction correctement. Cela fait aussi partie de mon ambition de maintenir le cinéma coréen toujours excellent, et d’encourager d’avantage les directeurs artistiques.

Ryu Seung-Hie. BIFF. Libre de droits
Je me suis dit que nous pourrions peut-être commencer plus petit, avec des budgets moins élevés. On repérerait nos erreurs puis on s’améliorerait. Aux USA, les déserts sont souvent associés aux films de science-fiction, tandis qu’en Asie c’est un décor fréquemment utilisé pour les arts martiaux. C’est donc un exemple concret que dans le même environnement, on peut créer quelque chose de diffèrent. Je suis donc sûre que nous pouvons réaliser cela pour le genre de la Science-Fiction également.
Votre travail a une signification importante dans l’Histoire du cinéma. Comment vous sentez-vous lorsque vous revenez sur votre carrière ?
Ryu Seong-Hie : A chaque fois que je reçois un prix, je me sens timide. Car, lorsqu’on fait un film, on est une équipe, je ne travaille pas en solitaire. J’essaie donc de ne jamais oublier cela, de ne jamais mettre de côté les autres qui m’entourent. Cependant, l’une de mes grandes fiertés, lorsque je regarde mon parcours, réside dans le fait qu’on ne parle plus de moi en disant « la femme directeur artistique, » mais « Ryu Seong-Hie directrice artistique. » J’ai travaillé très dur pour cela ! [rires]
Auriez-vous quelques mots pour finir ?
Ryu Seong-Hie : Un grand merci. Je continuerai de donner mon meilleur afin que les gens du monde entier continuent de dire « les films coréens sont vraiment super ! » [rires]